La contre-utopie du Liban imaginée par Randa Mirza
L’artiste basée entre Marseille et Beyrouth discute de sa relation au Liban, de la résilience individuelle versus collective et de la photographie comme résistance. Beirutopia, plus qu’un simple regard sur la violence, est une quête pour comprendre comment nous l’observons et la vivons à travers l’image.
MAARS : Comment avez-vous fait vos premiers pas dans la photographie ? Y a-t-il des photographes qui vous inspirent ?
Randa Mirza : J’ai commencé à faire de la photo pendant mes études de publicité à la fac. On travaillait sur le langage visuel en abordant le graphisme et la photo, mais toujours en relation avec la publicité. Puis j’ai bifurqué, toute seule, vers la photographie ainsi que la vidéo et les performances en temps réel, sans passer par une école. Donc c’est vraiment un parcours autodidacte que je mène depuis mes 20 ans jusqu’à aujourd’hui.
Je suis davantage inspirée par les lectures. Je lis beaucoup, les concepts philosophiques, les essais et les romans m’inspirent plus qu’un travail photographique en soit. En fin de compte, je suis plus intéressée par le langage de l’image en tant qu’image — ou par les théories sur le point de vue du regard, la relation entre le sujet et l’objet — que par des thématiques photographiques. C’est quelque chose qui vient beaucoup de mon observation du monde à mon avis. Je suis libanaise, queer, et donc marginale d’une certaine façon. Ça à toujours été un peu compliqué, ce qui donne la possibilité d’observer autour de soi, de réfléchir et de s’exprimer.
MAARS : Qu’avez vous souhaité que l’exposition traduise de votre rapport au Liban ?
R.M : Je vois cette exposition comme un travail de détachement, bien que ce soit aussi une manière d'entrer en profondeur : c’est un travail de réflexion, de résistance et de réconciliation, un peu comme une catharsis. Il s’agissait d’une façon d’approcher l’histoire de mon pays, de l’analyser, et d’essayer de comprendre ma place dans toute la complexité de l’histoire collective libanaise. Mais ce n’est pas une exposition sur l’intime, au contraire, c’est à partir de l’intime que je pose des questions d’ordres politique et collectif. Il y a très peu d’histoire personnelle dans l’exposition, mis à part le fait que c’est mon vécu, mon point de vue et ma réflexion.
MAARS : Pour L’Orient-le Jour vous disiez de Beirutopia que « C’est en fait une contre-utopie ».
R.M : Cette idée de contre-utopie, c’est l’illusion. Le concept d’utopie a longtemps été traité comme quelque chose de positif, alors qu’aujourd’hui on le perçoit comme étant négatif. Moi je le vois comme un imaginaire nécessaire. Beirutopia comme je le présente était un mensonge, non pas une utopie. Ainsi, la contre-utopie désigne toute cette relation de différences entre un imaginaire qui nous pousse à la lutte — à désirer le changement et un monde meilleur — et un autre, qui vise toute l’idée du néolibéralisme, de la fausse modernité que cache la reconstruction du Beyrouth d’après-guerre.
“Beirutopia est un projet sur lequel je pose la question "Comment observe-t-on la violence ?".”
MAARS : Comment abordez-vous la question de la violence dans votre projet et quel impact cela a-t-il sur votre vision et votre démarche ?
R.M : Comme je parle de la circularité de la violence au Liban et de la répétition de l’histoire, ce n’est évidemment pas très gai. Surtout que cette dernière se base sur la destruction, la guerre et la violence. D’ailleurs, tout cela n’a rien de récent et ne se limite pas seulement au Liban, on la voit un peu partout, notamment à Gaza avec le génocide que l’Etat d’Israël perpétue sur le peuple palestinien. En photographiant la violence, je ne veux pas tomber dans des visions extractivistes ou photo-journalistiques dans lesquelles on vient jeter un regard sur le problème des autres, qui est souvent exotisé. Mon travail est très différent, il tourne autour de la réflexion et de la construction de l’image, qui n’est pas une prise de vue du réel sur l’instant.
Beirutopia est un projet sur lequel je pose la question « Comment observe-t-on les images de violence ? », aujourd’hui plus encore. Nous sommes dans une situation où les gens subissent la violence tout en transmettant eux-mêmes leurs images aux médias. Il est donc difficile d’être positif. Mais je ne pense pas qu’il soit négatif ou contre-productif de l’exprimer, car c’est par la réflexion et l’expression collective que l’on parvient à comprendre où l’on en est. On peut rapidement croire que les choses nous dépassent ou sont trop compliquées, mais il faut essayer de comprendre. En ce sens, je pense être davantage dans une vision de lutte que de désespoir.
“La solution au problème n’est pas la résilience, mais la responsabilisation des forces politiques.”
MAARS : Vous déclariez dans une interview pour Konbini que « La résilience est ce qui a fait que le peuple libanais est parvenu à survivre à son histoire. ». Est ce que vous appréhendez l’acte photographique comme un acte de résilience ?
R.M : Oui, tout le travail de création d’image et de réflexion est une manière de résister et de survivre face à cette violence. Sauf que c’est une résilience différente. Ce mot « résilience » a beaucoup circulé ces derniers temps. Il a également été remis en question par les libanais eux-mêmes car, dès le lendemain de l’explosion du port de Beyrouth, le monde médiatique parlait de la reconstruction du Liban et de la résilience des libanais. Mais cela ne signifie pas accepter l’inacceptable.
Pour pouvoir accepter la dégradation continue de ce qui fait la base de notre survie — comme l’eau potable, l’électricité ou l’accès à l’hospitalisation — il faut se poser la question de la forme que prend cette résilience. Il n’y a plus d'État, donc plus d’organisation collective qui gère le bien commun. Je pense qu’il s’agit du plus gros problème car on entre dans une individualisation de la résilience, qui est celle du néolibéralisme. Selon cette logique, à chacun de résoudre son problème seul. Or, l'idée est plutôt d’essayer de retrouver une vision de la résilience et de la construction qui soit collective.
Beirutopia est une exposition plus historique que politique. C’est aussi un travail de revanche contre la violence subie. Au Liban, derrière ce concept de résilience se cache le fait que l’on regarde la victime en lui demandant de résister. L’idée est désormais de regarder le bourreau. Mon message est de dire que la solution au problème n’est pas la résilience, mais la responsabilisation des forces politiques.
MAARS : La publication de votre monographie a été l’occasion de vous prêter au jeu de l’écriture. Est-ce une pratique avec laquelle vous vous sentez à l’aise ?
R.M : Je n’écris pas du tout. Pour écrire le texte du livre, qui fait deux pages, j’ai mis peut-être deux ans. J’étais complètement perdue entre le français, l’arabe et l’anglais, je ne savais pas dans quelle langue m’exprimer. Maintenant, je commence à mieux formuler mes pensées. J’ai beaucoup aimé l’exercice, le texte me permet de comprendre et de mettre des mots sur mes ressentis. Pendant longtemps, les choses ne fonctionnaient pour moi que par des images, maintenant je commence à sentir le besoin et l’envie d’écrire.
MAARS : Quels sont vos projets à venir ?
R.M : Je travaille en duo avec Lara Tabet, mais cette année j’ai mis le duo de côté pour monter Beirutopia. Désormais, j’ai envie de me concentrer sur le projet Jeanne et Moreau, notamment avec une exposition qui aura peut-être lieu à Beyrouth en décembre. Jeanne et Moreau vient d’une volonté de parler de façon collective ainsi qu’en tant que couple du désir, de l’image et des nouvelles technologies. Ça parle de la construction de notre couple et des expériences que nous traversons, comme la relation à distance par exemple. C’est un travail nécessairement féministe, et sur le genre. On y évoque aussi les différentes crises, écologiques et politiques. En ce moment on essaie d’explorer l’aliénation de l’imagination qui nous est induite par le capitalisme, des thèmes qui font directement le pont avec l’exposition.
Les Rencontres d’Arles accueillent jusqu’au 29 septembre Beirutopia, l’exposition photo saisissante de Randa Mirza qui capture deux décennies de transformations socio-politiques et urbaines à Beyrouth, depuis la fin de la guerre civile, jusqu'à la tragique explosion du port en 2020. Un travail puissant qui s’accompagne d’une monographie disponible aux éditions Le bec en l’air.
Site pour commander le livre Beirutopia : ici