Photographier ceux que l’on ne regarde pas : rencontre avec Monsieur Bonheur

Alors que “La Trilogie du Bonheur”, livre cristallisant dix années de photos dans le 93, sortira très prochainement, retour sur le parcours plein de sincérité du photographe Marvin Bonheur.

crédit photo : Monsieur Bonheur

Se faire soi-même

MAARS : As-tu déjà eu l’impression que le fait d’être autodidacte influe la manière dont les gens perçoivent ton travail ?

Marvin Bonheur : Bien sûr, j’avais même hésité à annuler une de mes premières expos parce que je ne me sentais pas légitime d’être photographe et d’exposer. J’avais l’impression que ça n’allait pas intéresser les gens. A cette exposition il y avait des fautes d’orthographe dans mes textes. L’ une des remarques qui m’ont particulièrement marqué vient d’une ancienne collègue qui était très pointue sur le français, elle m’avait dit que ce qui l’a le plus touchée était mes fautes. Au-delà de l’image, il y a dans mon travail une espèce de maladresse qui rend mon approche très personnelle. A mes débuts, cette maladresse était très présente. La presse parlait de cette espèce de spontanéité, un peu hors-règles justement, qui n’allait pas forcément suivre les codes très scolaires de la photographie. Ce sont des attraits dont je suis très fier d’ailleurs et que j’utilise beaucoup aujourd’hui pour promouvoir la photographie indépendante. Je souhaite montrer à des jeunes qui n’auraient pas accès à des écoles prestigieuses qu’il ne faut pas s’interdire de rêver d’être photographe. J’en suis la preuve, je n’ai pas fait d’école de photo et pourtant je suis photographe à plein temps depuis quatre ans.

série THIS IS LONDON, crédit photo : Monsieur Bonheur

MAARS : Est-ce qu’il y avait des influences qui t’ont marqué au point de se retranscrire dans ton travail actuel ?

M. B : Mes parents ont été une source d’inspiration, dans ma jeunesse ils écoutaient aussi bien de la musique soukouss, que du kompa ou du zouk. Ils étaient assez ouverts, ce qui se faisait dans la pop française des années 1990 – 2000 tournait beaucoup à la maison. On est martiniquais d’origine, donc forcément la culture caribéenne était également présente dans le langage, la cuisine et autres. J'ai aussi la chance d'avoir une grande sœur de 9 ans mon aînée. C’est elle qui m’a fait découvrir N.W.A, le Wu-Tang, 2Pac, Biggie. Elle ramenait des cassettes à la maison, grâce à elle je me suis imprégné tôt de la culture hip-hop. Toute l’imagerie autour est venue par la suite avec l’apparition de YouTube dans les années 2000. Au travers notamment des clips qui sont ma madeleine de Proust aujourd’hui. A cette époque, ça m’a beaucoup inspiré, sans susciter pour autant une envie de devenir photographe ou réalisateur.

A part les gens autour de moi, je n’avais pas forcément d'idole. Les personnes qui ont grandi avec moi m'inspiraient par leurs personnalités, leur motivation, leur force de caractère. J’étais dans un entourage assez créatif malgré lui. On n'avait pas grand-chose, on était beaucoup et c’était un quartier donc il n’y avait pas énormément de choses pour se stimuler culturellement. Mais on arrivait toujours à créer des trucs. On rêvait et parlait beaucoup, on créait des activités, que ce soit par des jeux ou le sport.

crédit photo : Monsieur Bonheur

MAARS : Cet imaginaire-là, le fait de forcer sa créativité et composer de manière spontanée avec ce qu’on a, est-ce quelque chose qui est resté chez toi ?

M. B : J'ai toujours le même processus parce qu'aujourd'hui ce qui m’inspire c’est la vie. Je ne suis pas un passionné à proprement parler d’art, je ne vais pas suivre ce qu’il se fait dans les magazines, être à l’affût des dernières expos. Si j'ai des potes qui exposent, ils m’invitent, j'y vais. Mais sinon je fais ma vie, je prends mes photos. J’observe plutôt les interaction des gens dans la rue, j’analyse mon environnement et c'est ça qui va m'inspirer. Des fois ça me donne une longueur d’avance sur quelque chose qui va marcher, parce que je l'ai vu arriver chez les gens. D’autres fois, ça peut me mettre un peu à l'écart de ce qui est tendance dans la mode ou dans l’art.

Les photos arrivent souvent de manière imprévue et je n’ai pas le temps de composer une image. Cependant – avec l’expérience et les années – quand je m’apprête à prendre un cliché je ne regarde pas uniquement mon sujet, je fais également attention à l’environnement, à l’angle et aux lumières. Tout va être pensé, mais de manière extrêmement rapide. Pour moi, le fait d’intervenir en amont ou en post-production d’une image est contradictoire avec mon envie de montrer le beau dans le naturel. A chaque fois que prends une photo, mon objectif est d’intervenir le moins possible et de tout de même ressortir avec un cliché qui met en valeur le sujet. J’interviens vraiment quand je suis conscient que je passe à côté de quelque chose.

Mettre en lumière les oublié.e.s

Le CA$$, série PEYI NOU, crédit photo : Monsieur Bonheur

MAARS : Dans le cadre du projet photographique et audiovisuel Péyi-Nou, le portrait de Le CA$$ avait suscité beaucoup d’émotion. Grâce à ton métier tu rencontres énormément de personnes ayant des parcours de vie atypiques. Qu’est-ce qui détermine pour toi le fait de dresser le portrait d’une personne plus qu’une autre ?

M.B : C’est beaucoup le hasard. Je fais le portrait des personnes que je rencontre, sans réellement choisir. Dans les territoires que je couvre, ce sont beaucoup de zones oubliées, avec des difficultés socio-économiques importantes. Donc il n’y a quasiment que des parcours atypiques. Par exemple, quand je présente Le CA$$, c’est un jeune parmi des centaines en Martinique qui ont le même profil. Il s’agit juste d’un pote de pote que j’ai rencontré au studio une première fois, puis avec qui j’ai passé une après-midi. Le voir plusieurs fois m’a permis de connaître son histoire et travailler son portrait. Il m’est aussi arrivé de faire le portrait de personnes qui n’avaient pas grand-chose à raconter. A ce moment-là, ça s’arrête à quelques photos. Mais pour Le CA$$, j’avais vraiment envie de mettre en avant son profil via l’enregistrement de son témoignage. Il me semblait important de porter l’attention sur ce genre de parcours en Martinique, pour montrer que là-bas ce n’est pas si simple, ce n’est pas que les vacances.

crédit photo : Monsieur Bonheur

MAARS : Entre l’ennui et le sentiment de délaissement, de nombreux points permettent de faire des ponts entre les jeunes de quartier et ceux de campagne issus de milieux précaire.

M.B : Dans le cadre d’une résidence d’un an j’ai travaillé dans tous le département de l’Oise qui comporte des ZUS en milieu rural. J’y ai documenté pas mal de city-stades, ce qui m’a permis de rencontrer beaucoup de jeunes de ces villages-là où il y a très peu d’habitants. Entre l’ennui, la précarité, le rêve d’évasion et cette sensation d’exclusion, j’ai effectivement retrouvé énormément de similitudes que j’ai essayé de mettre en avant. D’ailleurs, c’est pour cela que la commande m’a été passée. Emmanuelle Halkin, la commissaire d’exposition qui m’a mis sur ce sujet, connaît bien mon travail dans le 93. Avec les autres artistes en résidence chez Diaphane, on a une maison allouée qui est située dans la commune de Fitz-James et que l’on peut booker le temps qu’on souhaite. J’y ai fait plusieurs résidences d’une semaine avec l’écrivain et sociologue Felix Lemaître. On a travaillé ensemble sur ce thème, j’étais sur l’image tandis que lui était plutôt sur les questionnements et l’enregistrement des témoignages des personnes que l’on rencontrait.

On a lié nos regards pour produire ce travail sur les city-stades et cette réalité du milieu rural qui est assez proche de ce que l’on peut ressentir en cité. La différence principale entre ces deux milieux étant l’ethnicité et les problématiques de racisme qui ne s’exprimeront pas de la même manière.

crédit photo : Monsieur Bonheur

MAARS : Avec le temps, sens-tu parfois un décalage entre toi et les jeunes de la cité des 3000 où tu as grandi ?

M.B : Quand je travaille sur une série je suis assez effacé, du coup je ne remarque pas forcément de décalage car je ne me compare pas. Je suis là pour comprendre ce qui se passe, étudier le sujet. Je vois clairement que ce n’est pas ma génération et que des choses ont changé, mais je le remarque surtout en dehors de la photo, dans la vie de tous les jours. Je vois bien qu’avec les jeunes on a des bases qui sont très proches. Il y a toujours cette forme de détresse, cette envie de s’en sortir etc. Les bases sont les mêmes, mais la société est totalement différente. Les réseaux sociaux ont fait un énorme changement, le rapport entre les jeunes est très différent par rapport à moi avec mes potes quand j’étais plus jeune. Malgré tous ces changements, ces mêmes bases font que j’arrive encore à capter ce qui s’y passe.

série THIS IS LONDON, crédit photo : Monsieur Bonheur

MAARS : Qu’est ce qui t’a poussé à créer Bonheur Gallery ?

M.B : Aujourd’hui j’ai beaucoup de visibilité, mais j’ai dû faire énormément de sacrifices et travailler de manière acharnée pour en arriver là. J’ai dû enchainer les tafs pour pouvoir payer mes pellicules, revoir ma manière de parler… Alors que des photographes qui ont la même chose ou un peu plus n’ont pas eu à le faire. Je garde une part de cette rancœur et pour moi Bonheur Gallery c’est une façon de dire : maintenant que j’ai fait mon trou dans le monde de la photographie, je vais aider à en faire d’autres. Pour les jeunes n’aient pas à faire autant de sacrifices, que ce soit d’argent, de moments de jeunesse.

Je veux jouer de ma notoriété pour donner à des photographes qui n’ont pas les codes de Paris la possibilité de pouvoir exposer quelque part. Actuellement, Bonheur Gallery c’est une page Insta, mais à termes j’aimerais que ce soit une fondation à mon nom, un bâtiment dédié à la photographie indépendante. La galerie Bonheur c’est une plateforme à l’opposé de ce qu’attend le monde élitiste de la photographie. Au plus tu t’y connais pas en photo, tu viens de très loin, t’as un profil qui n’est pas valorisé dans la société, et au plus t’as ta chance. L’ADN de la galerie est de montrer cette scène créative émergente qui travaille sur des thèmes sociaux et humains avec sincérité. Je ne suis pas totalement exclusif à un profil type.

Je vais beaucoup chercher les profils par moi-même. Il y a aussi des personnes qui m’envoient leur portfolio, mais j’aime bien aussi découvrir des talents sur lesquels je vais tomber par hasard, qui sont dans leur petit monde.

crédit photo : Monsieur Bonheur

MAARS : Enfin, si tu devais partir maintenant pour une autre destination, ce serait où ?

M.B : De ce que j’ai pu entendre, j’aimerais beaucoup aller en Afrique, forcément au Nigeria avec toute la culture que j’ai pu voir à Londres. Mais également au Mali, au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Cameroun, qui sont des pays dont pas mal de mes potes sont originaires. J’aimerais également aller en Amérique Latine, car avec l’Afrique ce sont deux territoires que je n’ai pas encore couvert. Mais dans l’immédiat j’aimerais bien retourner à Shanghai quand même.

A l’heure actuelle, le paradoxe de Shanghai c’est qu’il s’agit de l’endroit où je me sens le plus rare – tu peux passer une semaine à marcher toute la journée sans croiser de personne de couleur – mais c’est la ville où je me suis senti le mieux. C’est l’endroit où je me suis le plus senti accueilli et à l’aise, même comparé à Paris et la Martinique. En 1 mois l’année dernière et 2 semaines cette année, ce sont les plus longues périodes où je n’ai pas senti de racisme. Pourtant, je perçois rapidement le racisme ordinaire. Bien sûr j’ai senti de la différence – on m’a pris en photo, on a commenté la manière dont je mangeais avec les baguettes – mais c’était plutôt de la surprise. Les gens pouvaient être surpris de rencontrer quelqu’un de noir, mais ce n’était jamais négatif.

crédit photo : Monsieur Bonheur

Je me rappelle d’une conversation qui m’a beaucoup touché. J’avais passé l’après-midi avec ma collègue et un ami à elle. A la fin, il m’a tapé sur l’épaule et dit quelque chose en mandarin. De ce qu’elle m’a traduit, c’était la première fois qu’il passait autant de temps avec une personne étrangère, qu’il était très honoré de m’avoir rencontré et qu’il espérait que mon séjour se passe bien. Il m’a également demandé que lorsque je rentre à Paris, je dise aux personnes noires de venir plus à la rencontre des chinois car c’est un peuple accueillant et qu’on est les bienvenus à Shanghai. Dans tous les endroits que j’ai pu faire, personne ne m’a jamais dit ça. Là-bas il y a un confort de vie que je n’ai retrouvé nulle part ailleurs. Le fait de ne pas ressentir le racisme ni l’agressivité lors de ce court passage m’a retiré une charge mentale énorme. C’est un confort que je ne connaissais pas et qui fait qu’aujourd’hui c’est la ville que je préfère.

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