Crocheter de l’art-à-porter avec 3Moires
Véritable repère des amoureux de la maille et des sciences, l’appartement de Ludivine Boucher, fondatrice du label 3Moires, était le lieu idéal pour se rencontrer. La créatrice nous ouvre ses portes à l’occasion d’une discussion autour de ses deux passions, l’importance d’apporter du sens à son travail et ses projets à venir.
Tisser un dialogue entre deux passions
MAARS : Pourquoi as-tu choisi le nom 3Moires ?
Ludivine Boucher : Dans la mythologie grecque, les Moires ce sont trois sœurs qui symbolisent le destin, les cycles cosmiques. En 2022, j’étais partie en voyage seule durant 3 jours. J’avais tout désactivé pour me concentrer uniquement sur ce que j’aimerais faire, quels projets j’ai envie d’avoir. A la fin du voyage j’avais tout peaufiné, il ne me manquait qu’un nom. J’ai eu une conversation avec ma sœur et ma mère au cours de laquelle on a commencé à parler des Moires. Je me suis dit que ça sonnait bien, des divinités qui tissent le temps des hommes, qui décident de quand le couper et qui sont un peu au-dessus des lois. C’était parfait.
MAARS : Comment t’es venue l’idée d’allier le crochet et le tricot à ta passion pour la recherche autour du temps ?
L.B : C’était à peu près à la même période que ce même voyage. Avant, il s’agissait de deux sujets que je traitais de manière parallèle. D’un côté les sujets autour du temps et de la physique – sur lesquels je me renseignais avec des podcast, des conférences, des livres – de l’autre, le crochet que j’avais commencé l’année d’avant. Le travail du fil ça me parlait beaucoup et en lisant j’ai assez facilement fait des liens. Dans les livres, il va parfois y avoir des rappels sur la construction du temps, des moments clés qui sont liés à d’autres, créant un espace-temps encore plus grand. Le crochet c’est aussi partir de quelque chose d’informe afin d’y donner un sens, quelque chose de parfois un peu brut, un peu chaotique. L’idée de créer un projet autour de ces deux passions m’est venue à force de créer des liens entre l’une et l’autre. Procéder ainsi était plus simple pour moi car cela m’évitait de me dire « Ah je ne lis pas les sujets qui m’intéressent. » quand je faisais du crochet et l’inverse quand je lisais. Là au moins je fais l’un pour l’autre et c’est un peu plus cohérent.
MAARS : Quel est ton processus créatif ?
L.B : Tout commence par l’idée. Le plus souvent j'ai mes concepts principaux – comme l'entropie ou ce qui est relatif à la théorie du chaos – dont je vais m’inspirer pour toutes les pièces. Mon process créatif est un travail de recherche via des conférences ou des livres. Je suis abonnée à un magazine d'actualités scientifiques que je reçois tous les mois. Je m’y inspire du contenu écrit et des photos. Dans mon processus il y a très rarement une phase de dessin. La seule fois de l’année où j’ai dessiné c’était pour une collaboration avec l’artiste Bamby et pour un challenge TikTok. On s’était rencontrées pour voir ce qu’on allait faire ensemble donc je dessinais un peu, mais ce sont des dessins catastrophiques. (rires) Généralement j'ai l'idée en tête et après je la mets en pratique, puis je vois le résultat. Ce qui a ses limites, parce qu’il peut y avoir des pièces qui sont très petites, ou d’autres qui n’iront qu’à moi. Ou des choses larges pouvant aller à des personnes, mais qui sont pas bien cintrées.
Crédit photos : MAARS Magazine
Il arrive aussi que des éléments visuels s’ajoutent aux concepts. Par exemple, j’avais fait une robe sur les étoiles étranges. Certaines étoiles vivent et d’autres sont visibles à des années lumières, alors qu’elles n’existent plus. Ce sont des étoiles bizarres avec pleins de particularités, je les avais listées, puis reproduites sur la robe avec des endroits qui s’effacent, d’autres reliés, ainsi que des zones un peu plus grandes.
Récemment, j’ai assisté à une conférence qui portait sur la deuxième révolution quantique et l'intrication quantique. Il y était dit que deux particules peuvent être reliées, intriquées, peu importe leur distance et des fois, peu importe comment elles sont dans le temps. Si elles sont connectées, en bougeant une l'autre réagit automatiquement. Par rapport à ça, j’ai commencé à faire le haut que je porte aujourd’hui. J'ai voulu relier des points qui ne le sont pas de base et mettre une attache, faire ce lien-là avec des endroits qui, à la base, ne se toucheront jamais.
MAARS : Pourquoi avoir opté pour un système de drops ?
L.B : La récurrence des drops dépend de ma productivité et des fois je laisse les choses trainer sans raison alors que tout est prêt. Il faut aussi que je m’assure d’être disponible après le drop pour faire les colis, les envoyer etc. Parce que ça prend pas mal de temps. J’avais opté pour ce type de système car de cette manière je peux faire des pièces qui me parlent, dont je suis sûre et certaine qu’elles ont été confectionnées avec amour. Après, si vous les voulez, vous les prenez, si vous ne les voulez pas y’a pas de soucis moi je les garde parce que je les aime trop ! Quand je mets des pièces à vendre, ça ne me dérange pas si elles ne partent pas. Souvent je dis aux gens – que même s’ils veulent me soutenir – de ne pas prendre pour prendre, le but c’est que les pièces soient portées.
Une quête de sens
Crédit photos : MAARS Magazine
MAARS : Tu définis 3Moires comme étant un projet d’Art-à-porter, pourquoi une telle appellation ?
L.B : Art-à-porter parce que je confectionne les pièces avec beaucoup de sensibilité et de réflexion, ce que l’on peut retrouver dans l’art. Pour moi le crochet et le tricot sont des moyens de matérialiser des idées que j’aime, à l’instar de certains qui le feront plutôt via la photographie. Je pense que c’est pour cela que j’ai du mal à prendre des commandes ou à « faire pour faire ».
Par exemple, il y a parfois des choses qui sont belles à faire et que je pourrais réaliser, mais je ne m’y penche pas par manque d’envie. Je sais qu’il y a des gens qui prennent du plaisir à faire pleins de petits carrés pendant des heures, des patchworks que je trouve super stylés. Mais j’ai trop de mal à faire quelque chose de redondant sans qu’il n’y ait réellement d’intention. Je réalise peut-être deux commandes à l’année, mais j’ai beaucoup de mal à le faire. D’ailleurs, le fait de prendre peu de commandes m’aide aussi. Cela m’évite de me retrouver dans une situation stressante où je promets quelque chose à quelqu’un, pour qu’au final ni moi ni la personne en face ne soit satisfaite du rendu final parce qu’au lieu de faire la pièce avec amour je l’aurais faite par obligation.
MAARS : Comment envisages-tu les proportions des pièces que tu crées ? Est-ce que tu suis une taille générale, ou prévois-tu de faire différentes pièces selon les morphologies ?
L.B : Que ce soit au crochet ou au tricotin, je fais à peu près toutes les tailles, mais il faut savoir qu’en fonction des techniques utilisées les contraintes ne sont pas les mêmes. Mon souci c'est plutôt que, comme je n'organise pas de shooting, les contenus visuels que j’ai ne sont pas les miens. Ce sont des personnes qui empruntent les pièces pour leurs propres projets. Ils vont faire porter mes créations à des personnes plutôt skinny, du coup je ne vais pas avoir de photos de mannequins grande taille, alors que j'ai des choses qui peuvent leur aller. Une robe paraissant longue pourrait être plus courte et sexy sur quelqu’un faisant du 44 ou du 46. J’avais fait un shooting, mais j’ai du mal à poster les photos sur les réseaux.
MAARS : Pourquoi cela ?
L.B : Si je fais un shoot, j’ai vraiment besoin qu’il y ait du sens et un lien avec le temps, le crochet, la direction artistique que je souhaite. Il y a une série que j’ai en tête depuis le voyage où j'avais trouvé le nom 3Moires et qui permettrai de faire ce lien-là. Je n’arrive pas à faire d’autre projet photo tant que je n’ai pas concrétisé celui-là. D’autant plus qu’un shoot c’est facile à organiser, mais s’il n’y a pas de sens derrière je suis frustrée car ça ne me parle pas. Par exemple, j'ai récemment fait un shooting pour le lancement du site, mais je n’ai pas tout posté pour cette même raison.
J’ai vraiment un problème avec le fait de ne pas être cohérente. Ma famille me dit que je demande tout le temps pourquoi. De ce fait, si je fais quelque chose où je ne me trouve pas cohérente – sans parvenir à expliquer pourquoi j’ai eu une idée – ça m’énerve et je n’ai pas envie de le faire. Ainsi, je préfère que les gens fassent leurs photos avec ce qui leur parle, le sens et la D.A qu'ils ont donnés. Il s’agit de contenus que je partage parce que je suis contente que les pièces aient inspiré des projets, plutôt que du contenu où on raconte vraiment mon histoire autour du temps.
Un futur entre engagements et expérimentations
MAARS : Pour reprendre ce qu’on disait tout à l’heure, l’entropie fait partie des concepts physiques inspirant 3Moires, est-ce que tu as des pièces qui sont vouées à changer d’aspect avec le temps ?
L.B : En fonction de la morphologie des personnes, les pièces changent de forme. Cela fait écho à la déformation du temps par les masses. Concernant l’entropie – donc la déstructuration – il y a par exemple des pièces dont volontairement je ne vais pas terminer certaines finitions. Plus ces pièces vont être portées et plus le trou va s'agrandir, sans déchirer la robe. Il y a aussi des cagoules dont j’avais découpé le bas. Ainsi, plus elles sont portées plus elles vont se déformer, mais ce ne sera jamais complètement en fils. Ces pièces-là je les mets plus à prêter qu’à vendre, c’est toujours de la destruction contrôlée.
Par rapport à l’entropie, il y a une technique qui s’appelle cyanotype. C’est un procédé de coloration, fait à l’aide du soleil, donnant des couleurs bleutées. Il s’agit de quelque chose que je lie à l’entropie car ça a aussi un rapport au temps qui passe et à une action de chaleur, l’entropie c’est lié à la thermodynamique. J’aimerais également expérimenter un autre type de coloration qui se fait à l’aide de poudre et de glaçons. La fonte du glaçon c’est aussi de l’entropie, car on passe d’un état solide à quelque chose de plus dispersé.
Crédit photos : MAARS Magazine
MAARS : Dans une interview tu disais vouloir lier les techniques de crochet à des choses plus larges que la mode, en touchant à des sujets politiques ou écologiques. Comment souhaiterais-tu que cela se matérialise ?
L.B : Je suis très engagée dans la mode responsable, par rapport à cela j’avais fait mon mémoire sur les limites de la mode de seconde-main. Parmi les dérives qui y étaient pointées il y avait plusieurs questionnements – où vont nos vêtements que l’on décide de donner ? Sont-ils forcément donnés à des personnes dans le besoin ou non ? – en réalité 80% de ces vêtements sont exportés. Une partie atterrit dans un marché au Ghana qui s’appelle Kantamanto. Je suis en lien avec des personnes qui sont au Ghana, dont certaines associations avec lesquelles j’échange. Ainsi, un des exemples de projets lié à cela, serait de reprendre des vêtements pour en faire du fil qui serait ensuite utilisé comme des pelotes classiques dont je pourrais me servir pour réaliser des vêtements ou d'autres choses comme des objets ou une fresque en tissu. Il s’agirait d’une façon de garder mes démarches à la fois écologiques et politiques, car cela dénonce le grand système que l’on ne parvient pas à arrêter qu’est celui de l’exportation des vêtements de seconde-main vers les pays du Sud.
MAARS : Depuis 2022, 3Moires a fait pas mal de chemin. Tes pièces ont été entre autres portées par Knucks et Ronisia, cet été tu intervenais également lors d’un pop-up organisé par Foot Locker. Quelles sont les prochaines étapes de la marque ?
L.B : Ce sera de faire la série de shoots dont je parlais tout à l’heure en créant un projet cohérent de la phase d’idéation aux photos rendues. J’aimerais également faire ces projets en lien avec les sujets écologiques et politiques, tout en faisant des pièces qui seront plus relatives à des fresques ou des sortes de tableaux. Ainsi, les prochaines étapes ce sont à la fois des choses que j'ai toujours voulu faire et d’autres plus expérimentales. Ce sera plus être dans le travail, la recherche, que de la vente avec moins de sortes de pièces et de projets irréguliers.
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