L’arabstrait de Yasmina Bee
J’ai eu l’opportunité de rencontrer Yasmina dans son atelier un dimanche après-midi. Adepte du rose et du vert, avec son pinceau l’artiste raconte des histoires plus qu’elle ne peint. Des histoires dont elle pose le cadre afin de laisser au spectateur le choix de la narration. Cette capacité à évoquer en chacun des émotions totalement différentes est sûrement l’un des aspects qui m’ont le plus captivé lorsque j’ai découvert l’arabstrait de Yasmina Bee. De ses débuts dans l’illustration à son engagement pour la cause des femmes, il faut envisager cette rencontre comme une introduction de l’artiste. Pour le reste, les œuvres parlent d’elles-mêmes.
Yasmina
MAARS : Lorsqu’on lit une bio à ton sujet, le terme qui revient systématiquement est « arabstrait », qu’est-ce-que ce jeu de mots représente pour toi ?
Yasmina Bee : J’ai découvert cette formulation il y a quelques années de ça, juste en prononçant « art abstrait », je me suis dit « On entend arabe, on entend art et abstrait, mais c’est moi en fait ! » [rires]. C’est un mélange entre tellement de choses qui me représentent. Ma double-culture et le fait que j’aime tellement de choses dans l’art - et dans tout en général - font qu’il m’est difficile de me définir. Des fois, ce que l’on peut imaginer de moi ne va même pas avec ce que je suis réellement. Tout cela en devient un flou qu’« arabstrait » définit bien.
MAARS : Comment as-tu commencé à peindre ?
Y.B : Quand j’étais gamine ma sœur de 6 ans mon aînée était dans la mode. Mon passe-temps numéro un était de la regarder dessiner des croquis. Je voulais faire pareil sauf qu’elle faisait des dessins très précis, tandis que ce que je créais était beaucoup plus figuratif, plus enfantin. D’un côté, je pense que le fait de la voir faire ça m’a un peu déclenché le truc, même si j’avais quand même un don pour ça. J’ai le souvenir qu’au collège les profs gardaient toujours ce que je faisais.
Concernant la peinture, de base j’étais plus dans l’illustration et quand je suis arrivée à Nantes j’ai eu un peu plus de temps libre, j’en ai alors profité pour m’y remettre. C’était il y a peut-être huit ans maintenant. Aujourd’hui, la peinture est mon medium de base et c’est mon préféré.
Crédit photo : MAARS Magazine
MAARS : Bien que tu peignes principalement sur des toiles, tu t’exprimes également sur différents supports tels que des lampes ou des bouteilles en verre.
Y.B : C’est amusant car récemment j’étais chez mes parents et ils m’ont gardé un vieux lampadaire que j’avais customisé ainsi que d’autres petits trucs que j’avais fait. C’était quelque chose que j’avais un peu perdu, mais avec le confinement il y a eu toute une vague de personnes faisant des DIY. Je m’y suis un peu remise à ce moment-là et quand j’ai repris les marchés de créatrices on m’a demandé de travailler sur différents supports. J’avoue que ce n’est pas ce que je préfère faire, à part si j’ai déjà une idée précise en tête.
C’est hyper dur de peindre lorsque l’on est contraint. Après la période durant laquelle j’avais fait beaucoup de portraits on m’a demandé d’en refaire alors que je n’en avais plus l’envie. A la fin j’avais l’impression de m’exécuter pour les gens. C’est mon art, il faut me laisser faire ce que je veux, surtout que je n’ai pas de « créations types ». Je fais pleins de petits trucs et je veux pouvoir être libre de changer de medium, de support si j’en ai envie. Pouvoir avoir cette liberté de ne pas être identifiée à quelque chose de précis.
MAARS : D’un autre côté j’ai l’impression que l’on peut facilement t’identifier au rose, au vert et aux damiers, que ce soit sur ton look aujourd’hui ou dans ton atelier on retrouve tout de suite ces codes. D’où te vient cette obsession pour ces éléments ?
Y.B : Après je pense que c’est cool d’avoir quelques codes. Je suis ultra fan de Keith Haring et le sol de son studio était en damiers. Quand j’avais découvert ça je m’étais dit « Je veux que dans mon studio il y ait aussi du damier, je veux qu’il y ait de la peinture partout sur le sol. » Ca me stimule de ouf et visuellement ça évoque plein de chose.
De base si j’utilise autant de vert c’est parce qu’il s’agit de ma couleur préférée et le rose euh, c’est cool le rose [rires]. Plus sérieusement, je trouve que le rose et vert est un contraste trop beau, c’est une évidence. Du rose, du vert, un damier et c’est parfait !
Crédit photo : MAARS Magazine
MAARS : Ta double-culture influence beaucoup tes créations ?
Y.B : Inconsciemment oui car je suis arabe et j’ai grandi dans un environnement au croisement des cultures arabe et occidentale. Je suis des années 1990, j’ai forgé ma culture artistique et musicale avec des références des années 1980-1990. Du coup je pense que c’est ce qui ressort le plus de moi. Surtout que je suis la plus jeune de ma famille, donc j’étais aussi très influencée par mes frères qui étaient full dans le hiphop old school du type : A Tribe Called Quest, Tupac, Biggie, tandis que mes sœurs étaient à fond sur du Madonna, Michael Jackson. Après je me suis faite ma propre culture visuelle et musicale avec les débuts de MTV, Missy Elliott, des clips hyper pop, Pharrell…
Le côté flashy, ultra coloré, ultra pop qui renvoie à une période où les pays arabes étaient plus libres me parle énormément. J’aime la culture actuelle, mais je trouve qu’il y avait un côté un peu plus osé par rapport aux couleurs. Il y avait également l’esthétique qui va avec, les pochettes d’albums, de cassettes et vinyles… J’en avais beaucoup à la maison et c’est quelque chose qui est resté.
@yasmina.bee
MAARS : Est-ce que tu partageais ton processus créatif sur les réseaux sociaux dès le début ?
Y.B : Non ça a débuté pendant le confinement. Je trouve qu’il y a eu un tournant créatif durant le premier confinement, après Instagram est un peu devenu le fast-food de l’art, mais au début c’était cool. Il y avait une dynamique où tu te disais « Ok je peux partager ce que je fais, c’est cool, les gens sont réceptifs. ». Au final ça n’apporte pas des masses et une fois que tu rentres dans cette spirale tu dois beaucoup donner aux gens.
Les réseaux ça me fatigue et on s’y perd très vite. Une vidéo qui prend énormément de temps à faire sera vue en à peine deux secondes, sans que les gens ne prennent le temps d’apprécier le travail fourni. Tu en viens à te demander pourquoi mettre autant d’efforts là-dedans. Il m’arrive de poser mon téléphone et de me dire que je vais filmer, puis je me rends compte que je n’ai pas forcément envie de le faire. D’autant plus que parfois, quand je me filme ça me stoppe car je sais que j’ai enclenché un dispositif et mes gestes ne sont plus naturels.
Il faut revaloriser les ratés et le temps que ça demande de créer. Des fois, j’ai envie de poster quand je ne crée rien de concluant. Dès que l’on ouvre Insta on tombe sur des artistes faisant des tableaux de ouf, alors que c’est sûr qu’eux aussi ont des journées nulles créativement parlant. En tout cas j’espère, sinon t’en reviens à questionner ta propre valeur. Je ne pense pas que ce soient des gens ultra productifs qui, dès qu’ils ont une idée de toile - souvent en grand format -, se disent : « Ok je vais faire ça. », le font, c’est incroyable du premier coup, ils la vendent 10K et voilà. Il faut aussi montrer que c’est dur, que ça prend du temps, que ça ne va pas être incroyable dès le début, que des fois tu vas faire des tableaux qui seront moches. C’est important aussi. Il y a des moments où je me demande si je ne vais pas complètement tout partager, même mes downs.
Si t’es un créatif il faut te laisser le temps de digérer les choses, te demander où tu souhaites aller, ce que tu veux faire. Ton rôle sur Terre c’est de créer, donc si tu as cette habilité il faut que tu la cultives. A vrai dire, que tu sois un créatif ou non, il faut te laisser le temps de comprendre si tu aimes ce que tu fais parce que t’es dans une certaine dynamique, ou si c’est quelque chose que tu apprécies réellement. C’est ultra important de faire des points avec soi-même.
Crédit photo : MAARS Magazine
MAARS : Aimerais-tu continuer à poster sur les réseaux ? Etant donné que lorsque l’on souhaite vivre de son art on est souvent obligé de passer par ces canaux-là.
Y.B : Je suis un peu dans un entre-deux. Aujourd’hui on est obligé d’avoir une vitrine, mais d’un autre côté je me demande des fois s’il ne serait pas mieux d’avoir un site et de communiquer uniquement via celui-ci. Néanmoins, ce serait difficilement envisageable vu que de nos jours les gens vont checker ton Insta avant même ton Google.
Après je continue de partager sur Instagram, mais c’est beaucoup moins fréquent et plus réfléchi. Il y a une part de moi qui a envie de s’en foutre et de poster ce que je veux, mais j’ai également envie de proposer du contenu qui ne soit pas vide de sens. Au fil du temps j’ai rendu ce que je poste un peu plus authentique et je le ressens dans les interactions que suscitent mes posts.
MAARS : D’ailleurs je trouve ça cool que tu partages aussi tes inspirations, des moments de vie. Ce sont des éléments qui viennent enrichir tes créations. Ainsi, en voyant une de tes œuvres on peut, grâce à tes posts, essayer de trouver les influences qui y sont cachées.
Y.B : C’est exactement ça ! J’ai envie d’être un univers car je ne me définis pas que par mon art. Je me définis aussi par ma vie, ce que je fais à côté et tout ce que je kiffe culturellement parlant. Je n’ai pas envie d’être un compte axé que sur du contenu créatif. En tant qu’abonnée, j’ai envie de connaître les gens que je suis. Quand je tombe sur un artiste que je kiffe j’ai envie de connaître des bouts de sa vie, ça humanise la personne.
Crédit photo : MAARS Magazine
حرية
MAARS : En 2020 tu avais vendu le print « Freedom » dont l’entièreté des sous récoltés ont été reversés à des fonds d’aide en réaction aux explosions du port de Beyrouth. En avril dernier, tu participais à une exposition collective organisée par l’association Femmes Vie Liberté. Comment la démarche de te rendre utile à des causes au travers de ton art t’est-elle venue ?
Y.B : Concernant Artivist pour Beyrouth, j’avais fait une interview portrait en parallèle de ma participation au projet. Pour Femmes Vie Liberté, c’est au cours d’une conversation avec des artistes nantais que l’info est venue et ça m’a complètement parlé. Je suivais déjà la cause et l’envie d’y participer m’est venue naturellement.
Je pense qu’à travers ces actions je me réconcilie moi-même avec ma culture et ses difficultés, et j’ai clairement envie que ça prenne plus d’ampleur. J’ai envie que ce soit de plus en plus important, de plus en plus gros et plus en plus utile. Par exemple, pour Femmes Vie Liberté il n’était pas possible de vendre l’œuvre et de reverser des fonds car on ne peut rien faire si on n’est pas sur place. Lorsque tu es à distance tu as l’impression d’être inutile, mais d’un autre côté ça fait peur de se dire « Je vais y aller. » sans savoir ce qu’il pourrait se passer. Pour l’instant, l’art est ma meilleure arme et ma meilleure propagande, mais j’aimerais bien que ce soit plus.
A chaque fois que je suis amenée à faire des créations pour des causes ça me tombe un peu dessus et ça traite de sujets qui me parlent. D’autant plus pour ce projet car la situation est complètement dingue. Tout ce qui relève de l’injustice me tue, ça me touche tellement. Je ne fais pas grand-chose, mais j’espère que mes actions permettent de mettre un peu de lumière sur ce qui se passe et de toucher les personnes qui me suivent. Quand tu parles aux gens des injustices que subissent les femmes ils sont souvent choqués. En parler permet de prendre conscience des difficultés que les femmes rencontrent dans le monde entier et à n’importe quelle échelle. Il n’y a aucune égalité nulle part. Aucune liberté, aucune égalité. C’est pour cette raison que le mot liberté, que j’ai partout en arabe, a énormément de sens pour moi.
Crédit photo : MAARS Magazine
D’ailleurs j’écris beaucoup sur cette notion-là. Je l’ai vécu dans ma culture, par le mensonge qui fait que tu n’es pas libre d’être qui tu es. Il y a des moments où tu es presque obligée de créer un personnage dans lequel tu te sens coincée car il y a la peur de la réaction des aînés. Ça m’a beaucoup amenée à me questionner sur mon identité. J’ai accepté d’être arabe hyper tard parce que les gens me définissaient au travers du terme « beurette » qui est un mot auquel je refuse d’être identifiée. J’ai vécu à la fois le racisme et l’hypersexualisation, c’est ultra bizarre. Je me réconcilie petit à petit avec mes origines. Aujourd’hui je sais qu’elles font entièrement partie de moi et j’en suis ultra fière.
Cette notion de liberté elle est aussi présente dans ma culture occidentale. Tu n’es pas libre d’être une femme et de t’habiller comme tu le souhaites ou de rentrer chez toi à 3h du matin parce que tu ne sais pas ce qui peut t’arriver. Je pense qu’en France on n’est pas libre non plus, c’est tellement abstrait comme notion, on revient toujours à l’abstrait au final.
Le beau
MAARS : La femme a toujours eu une place centrale dans ton art, comment est- ce que cette position se manifeste aujourd’hui ?
Y.B : Ca se manifeste différemment d’avant, mais c’est toujours là. Par exemple, avec Misha on a toutes les deux voulu représenter la femme en IA parce que la Femme quoi. Je trouve que l’on n’est pas assez représentées. Ainsi, l’idée de ne créer que des femmes sur Mind of MAIA est venue très naturellement.
MAARS : Est-ce que la femme est un élément qui était présent dès tes premières œuvres ou est-ce venu progressivement ?
Y.B : C’était présent dès le début, même quand je faisais de l’illustration, à part quand j’ai eu ma phase à l’époque du designer So Me chez Ed Banger. Il dessinait les clips de Kanye West et c’était une énorme source d’inspiration pour moi. C’était full des covers illustrées, du coup j’en faisais pas mal aussi. Je dessinais des gars de l’époque tels que Pharrell ou Kanye, mais c’était pour la culture, ce côté musical. Sinon j’ai toujours dessiné des femmes, je trouve ça beaucoup plus intéressant.
Le problème quand je peignais des femmes issues de mon imagination c’est que je les rendais hyper belles, hyper féminines, avec un côté un peu idéalisé et je trouve ça chiant. Si je refaisais des portraits aujourd’hui, je pense que j’irais justement à l’encontre de ça. Mais à l’époque, avant que je fasse des personnalités connues, je tendais vraiment vers la beauté telle qu’on la conçue dans des stéréotypes. Une beauté que l’on commence à déconstruire, ce qui est archi cool. Aujourd’hui ce qui me parle le plus c’est la beauté « moche », la beauté imparfaite. C’est dingue que l’on ait créé des standards, créé des complexes à des gens alors que l’on est tous beaux, peu importe la gueule qu’on a.
Crédit photo : MAARS Magazine
MAARS : Tu as une perception de la beauté qui va à contre-courant des standards, également tu dis questionner ce qui est « anormalement beau » au travers de tes oeuvres. Cela semble être une réflexion que tu mènes encore aujourd’hui et qui se manifeste au-delà du portrait.
Y.B : Je pense qu’aujourd’hui ça se manifeste plus dans l’abstrait car je suis complètement revenue à ça. D’ailleurs, il y a des gens qui ne comprennent pas du tout ce choix car l’abstrait ça ne parle pas à tout le monde. Beaucoup vont dire que c’est moche, qu’ils peuvent le faire avec un pinceau, que ça ressemble à un gribouillis. A vrai dire, je trouve ça ultra cool de faire des choses incompréhensibles visuellement car moi je trouve ça beau. Cela vient alors questionner la beauté autrement, de manière plus matérielle car ce n’est pas humain.
MAARS : Et peut-être que ce questionnement sur la femme se rabat sur Mind of MAIA ?
Y.B : Avec Misha on a des visions complémentaires, on aborde l’Intelligence Artificielle et le questionnement par rapport à celle-ci de manière différente. Elle a un profil bien plus geek que moi, elle teste des formats tels que la vidéo et est hyper créative dans ce qu’elle produit. Mon approche de l’IA est un peu plus intime, dans le sens où je vais y apporter beaucoup de temps et de réflexion. Egalement, je cherche à prolonger le questionnement sur la femme au travers de ce projet. De manière plus générale, on savait qu’on voulait représenter des femmes inexistantes, différentes, dans des endroits improbables qui n’existent pas, mélangeant le passé et le futur.
MAARS : Est-ce que l’idée de créer ce compte vous est venue de suite ou est-ce que ça a été quelque chose d’assez progressif ?
Y.B : A la base on bossait sur un zine qui n’a pas vu le jour. De ce fait, on se voyait beaucoup dans mon atelier pour bosser dessus. Une fois en rentrant elle s’est mise sur un site et m’a envoyé le résultat en me disant d’essayer. Elle ne générait que des meufs, on s’est dit qu’il y avait un truc de fou à faire et que c’était peut-être ça le projet au final.
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