Discussion avec Khadija Aisha Ba : entre déconstruction culturelle et influences
Parce que L’Artisane c’est bien plus que des boubous colorés.
Khadija Aisha Ba, crédit photo : Trevor Stuurman @trevor_stuurman
Impossible de rester indifférent face au travail de Khadija Aisha Ba, créatrice de L’Artisane et de la boutique Le Sandaga. Basée à Dakar, certains la connaîtront déjà pour le Boubou Camouflage porté par Naomi Campbell ou pour son travail en collaboration avec la galerie de Chanel, le 19M, à l’occasion de l’exposition “Sur le fil”. Propulsant Dakar sur le devant de la scène mode, Khadija Aisha Ba dévoilait en décembre dernier “I Don’t Like Flowers – Beëg na L’Artisane”, un défilé d’une beauté singulière s’étant déroulé sur les bords de la corniche Ouest. Rencontre avec celle qui tisse un univers hors du temps, riche en couleurs et en références.
MAARS : L’esthétique que vous développez est marquée par des influences du passé. Quelles décennies vous inspirent le plus ?
Khadija Aisha Ba : Le Dakar des années 1940 – 1960 me parle beaucoup. Une fois un ami m’a dit “Mais ce que tu essaies de transmettre de ce Dakar-là, tu ne l’as pas vécu.”, je suis moi-même un peu frustrée de ne pas être née à cette période. Je me retrouve beaucoup dans le lifestyle, les musiques. Je vois encore plus ces inspirations quand je regarde les anciens théâtres. Par exemple, lorsque j’ai fait ma première collection, du nom de mon grand-père Sidi, j’avais beaucoup de références de Djibril Diop Mambéty.
Ce que j’aime aussi de cette période c’est le fait qu’il n’y avait pas forcément de “mode”. Par exemple, si on parle de Courrèges ou de Chanel, on peut avoir des références, mais à Dakar il n’y avait pas d’archives. Certes, il y avait tout de même des figures comme Oumou Sy et Diouma Dieng Diakhaté, mais elles n’avaient pas la même exposition que les Maisons européennes. Il n’y avait pas de Pinterest, il n’y avait pas d’Instagram, il n’y avait rien. Les gens s’habillaient juste comme ça et je trouve ça génial.
Il s’agit de quelque chose de profond pour moi car cela fait écho à ma manière de créer. Je crée que ce que je vois, par exemple c’est en voyant un tissu que je visualise l’habit que je pourrais faire avec. C’est le cas du burger boubou, une pièce que j’ai lancée il y a peut-être 3 ou 4 ans. Au début, quasiment personne ne l’achetait, on me disait que le burger n’est pas un plat qui est forcément mangé en Afrique ; puis les gens ont commencé à trouver ça avant-gardiste. Ma spontanéité fait que j’utilise des contrastes, et j’ai l’impression que ce sont ces contrastes-là qui suscitent de telles réactions.
“Pour moi L’Artisane c’est ça : How to be oldies and goodies at the same time.”
K.A.B : Plus jeune, lorsque je portais les vêtements de mon grand-père on se moquait de moi car la tendance était de porter le combo ballerines, chemise et pantalon. Et quand j’ai fondé L’Artisane, il y a de cela une dizaine d’années, le boubou n’était pas vraiment à la mode. Je pense que c’est cette frustration que j’ai de ne pas avoir eu de référence qui m’a permis de contribuer à l’émergence de toute une vague de personnes assumant de porter des boubous et des tenues traditionnelles. L’Artisane a aidé ma génération à assumer ce côté “like oldies”, et d’ailleurs pour moi L’Artisane c’est ça : “How to be oldies and goodies at the same time.”. C’est le fait de se réapproprier ce qui nous appartient mais qu’on ne mettait pas avant parce qu’il y avait des codes et des influences occidentales qui nous dictaient ce qui est bien ou non.
@penda_ksc portant la chemise Burger au Sandaga / Trevor Stuurman @trevor_stuurman portant le Burger Boubou
MAARS : Selon vous, cette popularisation du boubou et des tenues traditionnelles est aussi aidée par le fait que les Africains veulent retourner à l’Afrique.
K.A.B : Effectivement, il y a ce côté où “Africa is chic now.” et le boubou est devenu tendance. La plupart des pièces que j’ai faites ne se sont pas vendues directement, elles ont marché 2-3 ans après. Par exemple, pour le Camouflage Boubou, quand j’ai vu l’imprimé camouflage je me suis dit que ce serait cool d’en faire un vêtement. J’y ai par la suite ajouté une broderie de ma grand-mère et c’est ce boubou que Naomi Campbell a porté. Elle l’a porté mercredi, jeudi c’était sold-out, alors qu’il est resté 2 ans en boutique sans que personne ne l’achète. Il y a ce côté commercial, de personnalités qui portent les habits pour vendre, mais il y a aussi un besoin de la validation provenant des stars ou de l’extérieur pour porter quelque chose.
En dehors de cet effet de mode, il y a le fait que l’on soit dans un environnement où quand même les influences vont te toucher, il y a des choses que l’on ne peut pas expliquer. C’est ce qu’une journaliste de Le Monde m’a demandé un jour. Je lui ai parlé du confort visuel, elle m’a demandé « Qu’est-ce qui t’a donné ce confort visuel ? », je lui ai répondu que c’est notre environnement, les senteurs... Elle s’en est rendue compte par elle-même en croisant des gens dans la rue. Nos mamans à Dakar encensent leurs habits. Lorsqu’elles passent quelque part leurs odeurs restent, tandis qu’elles continuent leurs chemins. Il s’agit de quelque chose que l’on retrouve également au Sandaga, où je diffuse du thiouraye. C’est ce genre de petits détails qui me permettent de transmettre un mood, un lifestyle.
MAARS : Entre 2019 et aujourd’hui il y a eu une certaine déconstruction par rapport aux influences. Avez-vous l’impression que cette mentalité où l’on cherche la validation et les codes de l’Occident est encore présente ?
K.A.B : Oui, cette influence occidentale est toujours présente et je pense que ça ne va pas partir comme ça. Ici, porter certaines marques permet d’accéder à un statut social où les gens te respectent et te catégorisent. Je sais que maintenant j’ai beaucoup cette réputation de « Elle a travaillé avec Chanel. », ce qui montre que cette mentalité reste. Du côté de mes clientes, on est toujours à ce stade où une partie des plus aisées continue à négocier lorsqu’elles entrent au Sandaga. C’est frustrant, mais les choses changent tout de même ; car je me dis que quand elles viennent ici acheter une pièce, même si elles la négocie, le plus important c’est qu’au bout du compte elles porteront cette pièce. Il y a également des gens, même des Américains, qui viennent à la boutique dans ce mouvement de réappropriation de la culture. Cette déconstruction est en train de se faire petit à petit, qu’on le veuille ou non. C’est pour ça que Mamy [Mamy Tall, ndlr] dit souvent qu’« on a la responsabilité d’éduquer les gens ».
Crédits : défilé I DONT LIKE FLOWERS / Waye beëg na Lartisane, collection S23, photographe @tala_niang
“Qui mieux que les Africains peut porter l’Afrique.”
K.A.B : Enfant j’ai été marquée par une pub de Renault avec le slogan “Qui mieux que Renault peut entretenir votre Renault.”, mais qui mieux que les Africains peut porter l’Afrique ? Je pense que l’on doit continuer de faire ce que l’on faisait, qu’on ait de vrais concepts. Malheureusement ici en Afrique, il y a beaucoup de boutiques qui ne vont pas au bout de leurs concepts. Je le dis également pour moi car on doit aussi gérer des problèmes de la vie quotidienne de la boutique. Donc je pense que le résultat ne se verra pas là, mais peut-être pour les futurs générations. Au moins, on a commencé ce travail de déconstruction qui à mon sens est obligatoire et va se faire naturellement.
MAARS : Enfin, pourriez-vous parler d’un exemple personnel illustrant les différences de perception du travail artisanal entre l’Europe et l’Afrique ?
K.A.B : Lors de mes études en Luxury Management je suis allée à la Manufacture de Sèvres. Là-bas quelqu’un expliquait qu’on considère comme étant du luxe ce qui est fait main. Je me suis dit “Mais si c’est ça, moi je suis née dans le luxe.”, ma grand-mère a un métier à tisser devant chez nous et on m’apprend que “parce que c’est fait main, c’est du luxe”, non pour moi c’est un pagne. Mais personne ne nous l’a jamais expliqué, car ici on ne fait pas attention à ce qui est fait main. On le négocie, alors que comme ça prend du temps, ça a un prix. C’est maintenant que l’on doit se rendre compte du fait qu’il s’agit de quelque chose de grave.
Par la suite, j’ai porté la problématique de mon mémoire sur : Pourquoi quand John Galliano prend des masques africains et en fait des sacs c’est luxury, alors que quand un africain ou un afrodescendant le fait c’est cliché ? C’était quelque chose que je ne comprenais pas et cela me révoltait. Une telle question ne veut pas dire pour autant que les Maisons comme Chanel ou Gucci ne font pas un vrai travail. Il faut juste mixer toutes ces choses-là et ne pas se dire que, parce qu’une pièce est signée Chanel ou Louis Vuitton, elle vaut mieux qu’une pièce L’Artisane ou autre. De même, les couturiers de quartier ont autant de valeur que les petites mains, mais personne ne le dit car leur rôle est ultra banalisé. Heureusement, via l’éducation et la déconstruction les mentalités évoluent.
Les images du défilé S23 “I Don’t Like Flowers. Beëg na L’Artisane” sont à retrouver sur l’Instagram de la marque : @lartisane.shop.