L’intelligence artificielle comme réponse artistique au manque de représentation ?
Si les progrès dans la génération d’images ont su apporter leur lot de problématiques tant éthiques que créatives, ils ont été pour certain.es artistes une porte d’entrée vers un nouveau champ des possibles.
On évoquait déjà l’utilisation de l’intelligence artificielle comme moyen de représentation lors de notre interview avec Yasmina Bee en juillet 2023. Là où le projet Mind of MAIA lui permettait de créer des narratifs composés de femmes aux physiques loin des stéréotypes imposés, de nombreux.ses artistes avaient déjà emboîté le pas de l’IA comme outil de représentation. De Delphine Diallo à Mayara Ferrao, en passant par Salomé Gomis-Trezise, florilège de celles qui font de l’IA un moyen de création de scénarios alternatifs pour des populations marginalisées.
Des récits alternatifs
La diversité des identités ethniques, de classe et de genre a toujours été relativement omise du paysage médiatique. Pourtant, comme le soulignait dès la fin des années 1990 le sociologue et théoricien d’origine jamaïcaine J. Stuart Hall, la représentation médiatique joue un rôle crucial dans la construction de notre imaginaire collectif. En invisibilisant une partie de la société, les médias traditionnels viennent non seulement alimenter des stéréotypes, mais ils contribuent également à un fort sentiment d’exclusion pour les populations concernées. Dans une sélection d’images animées autour du black love, Salomé Gomis-Trezise rappelle le pouvoir de la représentation. Bien que l’artiste ne fait de l’IA qu’une exploration en parallèle de son travail photographique, les tableaux fictifs qu’elle dresse contribuent à l’enrichissement de l’imaginaire collectif. Selon un rapport de USC Annenberg et Women in Animation, 3 % des films d'animation présentent des femmes de couleur dans le rôle principal ou secondaire. Ici, ces cartoons imaginaires nous questionnent sur l’impact qu’ils auraient eu sur notre perception de soi et des autres s’ils avaient été diffusés à la télévision dès notre enfance.
Crédit : Salomé Gomis-Trezise
L’importance des archives
La représentation n’est pas l’unique facteur qui contribue à constituer une mémoire collective, les archives y jouent elles aussi un rôle fondamental. Ces dernières ne sont pas de simples réceptacles passifs de documents, mais le fruit d’une sélection grandement influencée par le pouvoir et l’autorité. Les pertes qui en découlent se traduisent à la fois par un vide historique et par un effacement des voix et des identités qui auraient pu enrichir notre compréhension du passé. Dans ce contexte, l’IA offre des possibilités intéressantes, que l’artiste franco-sénégalaise Delphine Diallo explore avec brio. Dans Kush — sa série de portraits féminins aux touches futuristes — elle met en avant l’impact historique qu’ont eu les femmes dans le Royaume de Koush (sud de l’Egypte Antique). Rendant hommage à leur rôle au sein de la société, elle contribue à inclure dans le récit collectif des figures sur lesquelles les livres d’Histoire font l’impasse.
Ce travail sur les archives conduit naturellement à considérer la manière dont la création de récits alternatifs peut redéfinir notre compréhension de l’histoire et rétablir des voix souvent réduites au silence. Dans son travail sur le post-colonialisme, en particulier dans The Location of Culture (1994), le professeur Homi K.Bhabha théorise le concept d’hybridité culturelle pour parler d’un espace où les unités entretiennent un rapport de négociation plutôt que de négation. C’est-à-dire qu’elles interagissent et négocient leurs différences plutôt que de se limiter à des oppositions binaires (noir/blanc ou colonisateur/colonisé par exemple). L’artiste Mayara Ferrao, illustre bien cette idée avec des œuvres telles que Lua de Mel (lune de miel) et Album de Esquecimentos (album de l’oubli), recueil fictif dans lequel elle s’inspire d’images datant du Brésil colonial pour en créer des archives alternatives. A travers des photographies centrées autour de l’amour, Ferrao met en avant des femmes noires, indigènes et lesbiennes, remettant ainsi en question les dichotomies imposées par l’histoire coloniale.
Une question de nuance
Dans un contexte de recherche de représentation, le principal obstacle auquel l’intelligence artificielle fait face est lié à la théorie des biais algorithmiques, développée par Cathy O’Neil dans son ouvrage Weapons if Maths Destruction (2016). La mathématicienne et militante met en évidence la manière dont les algorithmes reflètent les stéréotypes qui prennent place dans la société. Elle montre que, alimentée par des données biaisées, l’IA n’est pas un outil neutre. Soulevant le risque que ce dernier reproduise, voire amplifie les clichés. Il est également important de préciser que l’intelligence artificielle générative, en particulier dans le domaine de la création d’archives, vient brouiller les frontières entre ce qui relève de l’authenticité et ce qui relève de la reproduction. Le principal risque réside dans l’absence de discernement entre une archive réelle — témoignage vérifiable d’un événement passé — et l’œuvre artistique, simulation d’archives créée ici dans un but militant de réponse au manque de représentation. Notons que la simulation se base souvent sur des sources authentiques, mais que d’autres aspects, comme la création des visages, sont nécessairement fictifs. Si on grossit le trait, notre compréhension collective de l’Histoire pourrait se voir déformée à cause de l’ambiguïté parfois créée de manière inintentionnelle.