Les femmes d’Alger narrées par Assia Djebar

A l’occasion de la fête d’indépendance de l'Algérie, célébrée ce 5 juillet, retour sur une figure emblématique de la littérature algérienne d’expression française : Assia Djebar. De son vrai nom, Fatima Zohra Imalhayèn, elle publie en 1980 le recueil de nouvelles “Femmes d’Alger dans leur appartement”. Ces femmes, Assia Djebar leur donne une voix, au sein de ce trajet d’écoutes effectué en terre natale, qui débute en 1958 et se clôt, dans sa version rallongée, en 2001. Un ouvrage qui, après dix ans de silence littéraire, a résonné comme un cri de révolte, et face auquel notre attention ne doit cesser de se porter.

Extrait du film La Nouba des femmes du Mont Chenoua par Assia Djebar

Une mise à nu

C’est certainement à l’aube, ou très tard dans la nuit, les rues blanches d’Alger encore désertes, et seule son oreille attentive, que l’autrice déclenche son dictaphone pour tenter de cueillir ces récits. Bouquet formé de conversations fragmentées, de chuchotements, de soupirs effilochés, traduits d’un “arabe souterrain” dit-elle. Dans une poésie subtile et au travers de phrases arabesques, elle tente de mettre en lumière le quotidien des femmes algériennes : de la préparation du thé à la menthe et des beignets au miel, en passant par les bains publics entre femmes, les prières, le deuil, le ramadan et les conduites effrénées dans la ville. Une écriture du dévoilement, qui permet aussi de lever le rideau sur des réalités sociales plus complexes : les enlèvements de jeunes filles dans le but de les marier, les mariages forcés, la perte d’un enfant, les violences conjugales, la colonisation, l’exil ou encore les viols et la torture durant la guerre.

Raconter ces vies, ou plutôt les faire raconter, nécessite de franchir le vestibule de l’intimité, d’aller là où le regard est interdit et le son coupé. Une véritable transgression dans une société où la discrétion des femmes, souvent calfeutrées, est la norme. Delacroix l’avait déjà amorcée en 1833 avec son oeuvre “Femmes d’Alger dans leur appartement”, qui donne son titre au recueil. En peignant le harem, il avait pour ainsi dire volé un regard sur ce lieu dans lequel les femmes demeurent entre elles, isolées du regard masculin. A coups de pinceaux, Delacroix octroyait aussi à la société occidentale la possibilité de les regarder exister, du moins en ce qu’elles étaient des corps. Mais au delà, qui étaient-elles ? Quelles étaient leur trajectoire de vie, leurs bonheurs, leurs douleurs ? Que pensaient-elles ? Qu'avaient-elles à dire ? Les défiger : telle était l’ambition d’Assia Djebar.

Couverture du livre Femmes d’Alger dans leur appartement par Assia Djebar

L’effort du récit

Alors que le silence à toujours été le mot d’ordre, comment tenter ne serait-ce que l’esquisse d’un récit, plus encore d’un récit de soi ? Ce culte du silence, l’autrice en rend très bien compte dans la nouvelle Il n’y a pas d’exil lorsque sa narratrice doit consentir au mariage forcé, déclarant : “Je connaissais mon rôle pour l’avoir déjà joué : rester ainsi muette, paupières baissées, et me faire examiner avec patience jusqu’à la fin : c’était simple”. Parler, c’est se délier des chaînes de la domination, c’est oser se libérer, se révolter. Or c’est une épreuve ardue et exigeante, souvent marquée par une certaine violence, que Djebar ne manque pas de montrer. “Que te dire ?”, ce sont les premiers mots de la nouvelle, “La nuit du récit de Fatima”, un parcours féminin transgénérationnel conté par Fatima, qui peine à se raconter : demandant la permission à celle qui l’écoute “Veux tu donc ma douce que je te parle de….moi ?”. Et exprimant sa crainte face au récit de soi : “Le fil de la narration ne va t-il pas me serrer, m’enserrer, m’emprisonner ?”.

C’est vrai, “les mots, comme des arrêtes vous nouent quelquefois la gorge, vous déchiquettent la poitrine” déclare l’écrivaine dans la longue nouvelle “Femmes d’Alger dans leur appartement”. Néanmoins, il est important de ne pas céder à la douleur qu’ils peuvent procurer, et croire en leur pouvoir émancipateur. Le personnage de Sarah, le dit avec beaucoup de justesse lorsqu’elle déclare : “Je ne vois pour les femmes arabes qu'un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse, d’hier et d’aujourd’hui, parler entre nous, dans tous les gynécées, les traditionnels et ceux des H.L.M.”.

Mémoire et résistance

En outre, l’histoire de ces femmes ne semble pouvoir se lire que conjointement à l’histoire de leur pays. L’architecture de l’ouvrage est d’ailleurs bâtie selon la date clé de l’indépendance, divisée entre un “Hier” et un “Aujourd’hui”. Chacune de leurs trajectoires sont semées de drames de nature plus ou moins différentes, mais le traumatisme de la guerre revient, lui, de manière systématique. Assia Djebar s’attache donc à montrer la double oppression à laquelle se heurtent les femmes algériennes, l’une patriarcale et l’autre coloniale. Les diverses dimensions de la guerre d'Indépendance y sont évoquées : notamment la douleur de l’exilé, palpable dans Il n’y a pas d’exil, lorsque la narratrice se remémore par exemple cet amer refrain à laquelle elle s’était habituée : “Mère parlait. J’écoutais à peine. Je savais trop les thèmes qu’on allait développer : Mère parlerait de notre triste condition de réfugiés; (...) Puis on évoquerait la tristesse de l’exil, le cœur qui languit du pays…Et la peur de mourir loin de sa terre natale”.  

La participation active des femmes au mouvement anticolonial est aussi largement mise en avant et certains épisodes de tortures des femmes s’immiscent alors dans le récit. Dans Les morts parlent par exemple, Djebar use de courtes phrases nominales et saccadées, et fait transparaître l’indicibilité de ces expériences traumatiques : “Chambre des femmes. Ombres sur les murs des bras nus dressés, qui se lacèrent. Cris longuement déchirés.” Puis, dans “Femmes d’Alger dans leur appartement”, Sarah, porteuse de feu, torturée puis emprisonnée à Barberousse durant sa jeunesse, dévoile simplement la trace indélébile laissée par les sévices, sans un mot, juste des larmes :“La face encore en larmes, elle dévoila la cicatrice bleue au dessus d’un sein, qui se prolongeait à l’abdomen”.

Un recueil d’une beauté renversante qui témoigne non seulement des horreurs vécues par ces femmes, mais aussi de leur résilience, rendant hommage à celles qui hurlent silencieusement, et dont personne ne perçoit le cri. Toujours dans le désir de donner voix aux algériennes, Assia Djebar réalise en 1978, La Nouba des femmes sur le Mont Chenoua. Un film documentaire qui vient explorer le rôle des femmes dans la résistance algérienne, à retrouver gratuitement sur Vimeo.

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